Article: Cisjordanie, la dualité de juridiction comme outil de domination - Mars 2011

Article initialement publié dans le Juripapier, journal de la Clinique juridique Juripop, en mars 2011.

Par: Coline Bellefleur

La Cisjordanie, occupée par Israël depuis 1967, fait partie des territoires palestiniens où de nombreuses colonies illégales se sont implantées au fil du temps. Environ 500 000 israéliens y vivent aujourd’hui et ce nombre ne cesse de croître. Afin d’assurer la sécurité des colons, l’Etat d’Israël n’hésite pas à démolir les maisons des résidents palestiniens, à les exproprier ou encore à leur interdire l’accès à certains axes routiers, les forçant par conséquent à « abandonner » (physiquement et juridiquement) des parcelles de terrain auxquelles ils ne peuvent plus avoir accès. L’eau, principal enjeu naturel de la région, est également détournée et contrôlée au profit des colonies israéliennes. A cela s’ajoute une violence quasi-quotidienne dans certaines zones. De véritables attaques sont ainsi régulièrement organisées par les colons contre les villages palestiniens, comme le dénoncent certains soldats israéliens eux-mêmes, par le bais de l’association Breaking the silence.

Les conflits sont nombreux, mais le rapport de force est inégal. En effet, lorsqu’une infraction criminelle est commise sur ce territoire, israéliens et palestiniens ne sont pas égaux face à la justice. Alors que les premiers sont jugés devant les tribunaux de droit commun israéliens, les seconds sont soumis au droit militaire et jugés devant des cours militaires (à l’exception des résidents palestiniens de Jérusalem Est qui sont jugés soit devant les tribunaux israéliens de droit commun, soit devant les cours militaires, selon le lieu de l’infraction invoquée). Cette dualité de juridiction est basée sur un seul et unique critère, celui de l’appartenance nationale. Ce système est, semble-t-il, unique au monde et se caractérise notamment par son caractère pérenne, les premières cours militaires pour la Cisjordanie ayant été mises en place par Israël en 1967.

Une vaste compétence des cours militaires

Selon l’ordonnance sur les règles de la responsabilité criminelle de 1968, les cours militaires ont une compétence territoriale et extraterritoriale pour les infractions commises par toute personne, qu’elle soit de nationalité israélienne ou palestinienne. En pratique cependant, les israéliens ne sont jamais jugés devant ces cours, y compris lorsqu’ils commettent des infractions graves contre la sécurité et l’ordre public.

La compétence matérielle des cours militaires couvre cinq catégories d’infractions, telles que définies par l’armée israélienne dans ses rapports annuels d’activité. La première est celle des « activités terroristes hostiles » incluant les attaques terroristes, le commerce d’armes, mais aussi les infractions liées à la participation à des « associations illégales », (la qualité d’association illégale étant laissée à l’appréciation des autorités israéliennes). La seconde est celle des infractions constituant un trouble à l’ordre public, tels que les jets de pierre et l’incitation à la violence. Les cours militaires sont également compétentes pour entendre les simples affaires de vols de voiture, recel ou homicide, qui constituent la catégorie des infractions criminelles dites classiques. Elles peuvent aussi juger les affaires liées à une présence illégale sur le territoire israélien ou au trafic de toute sorte ayant eu lieu dans les territoires palestiniens.

Il existe par ailleurs un système de détention administrative, permettant l’arrestation préventive de certains palestiniens, sans inculpation ni jugement, basée sur le « risque futur » qu’ils pourraient représenter. Comme le souligne l’association Yesh Din dans un rapport publié en 2007 (« Backyard Proceedings : The Implementation of Due Process Rights in the Military Courts in the Occupied Territories »), ce processus se caractérise par son absence totale de transparence. La personne détenue connait rarement les raisons de son arrestation et bien qu’un mécanisme basique de contrôle de la légalité de la détention ait été mis en place, les preuves retenues contre les détenus ne sont pas portées à leur connaissance (car « secrètes »), ce qui rend toute tentative de défense inefficace, voire ridicule.

Droit commun vs. Droit militaire

La dualité de juridiction emporte également dualité du droit applicable, tant au niveau procédural que substantiel. Concrètement, si une bagarre éclate entre un colon israélien et un palestinien, l’un et l’autre ne seront pas jugés devant la même cour et n’encourent pas la même sanction, si tant est que la plainte déposée par le palestinien conduise à un procès. En effet, selon les chiffres contenus dans un rapport de l’association Yes Din (« A Semblance of Law: Law Enforcement upon Israeli Civilians in the West Bank »), 90% des plaintes déposées contre les colons sont classées sans qu’il y ait eu inculpation.

Autre exemple, un israélien condamné pour homicide encourt, selon le code pénal, une peine de prison maximale de 20 ans alors qu’un palestinien peut être emprisonné à perpétuité (ordonnance militaire 225). Suite à une arrestation, la loi sur la procédure pénale (pouvoirs d’application-arrestation) de 1996, qui s’applique aux colons, prévoit que la légalité de la détention soit contrôlée dans un délai de 24h (sauf cas particuliers). En revanche, un palestinien ne verra pas de juge avant 8 jours (ordonnance militaire 378). Le temps maximal de détention entre l’arrestation et le jugement final peut aller jusqu’à 9 mois pour un israélien mais il est de 2 ans pour un palestinien (ordonnance militaire 1530), etc.

Les enfants face aux tribunaux

Ces données s’appliquent également aux enfants palestiniens. En effet, bien que la loi sur le jugement, les sanctions et le traitement des jeunes de 1971 prévoit des mesures spécifiques pour le traitement des mineurs israéliens dans le processus judiciaire (et cette loi s’applique également aux enfants vivant dans les colonies), les mineurs palestiniens n’en bénéficient pas.

L’ordonnance militaire 1644, entrée en vigueur en octobre 2009 et créant une cour militaire spéciale pour les jeunes apporte peu de changement à cet égard, si ce n’est que les enfants de moins de 16 ans ne sont plus jugés en même temps que les adultes. La prison n’est pas considérée comme une solution de dernier recours pour les enfants palestiniens. En réalité, elle constitue plutôt la règle devant les cours militaires. Les chiffres contenus dans le rapport de l’association « Defense for Children International, Palestine section » pour l’année 2010 sont très éloquents à cet égard. Selon ce rapport, environ 700 enfants (de 12 à 18 ans) sont jugés chaque année (les chiffres exacts ne sont pas communiqués par les autorités israéliennes) et à peu près 83% ont été condamnés à une peine de prison en 2009 (contre 6,5% dans le système pénal israélien de droit commun).

La majorité pour les israéliens est fixée à 18 ans alors qu’un palestinien est considéré comme adulte devant les cours militaires dès l’âge de 16 ans. L’âge de la responsabilité pénale est de 12 ans dans chacun des cas, cependant les mineurs israéliens de moins de 14 ans ne peuvent être condamnés à une peine de prison.

L’infraction la plus communément reprochée aux enfants palestiniens est celle de jet de pierre, infraction passible d’une peine de prison maximale de 10 à 20 ans selon les cas. En pratique, les mineurs sont condamnés à des peines pouvant aller jusqu’à 6 mois d’emprisonnement lorsqu’ils ont entre 12 et 14 ans et jusqu’à un an pour ceux âgés de 14 à 16 ans (après avoir plaidé coupable et à condition qu’il ne s’agisse pas d’un cas de récidive). Notons aussi que la sanction est décidée eu égard à l’âge de l’enfant au moment du procès et non par rapport à l’âge qu’il avait au moment de la commission de l’infraction reprochée (ce qui a pour conséquence de fortement encourager les défendeurs à plaider coupable afin d’accélérer le processus).

Defense Children International dénonce également le traitement des enfants, souvent arrêtés de façon violente au milieu de la nuit, à leur domicile, puis interrogés sans la présence de leurs parents ou d’un avocat. Les allégations de tortures et de mauvais traitement sont nombreuses mais font rarement l’objet d’enquête. Par ailleurs, les enfants peuvent être contraints de signer des documents en hébreux, langue qu’ils ne comprennent pas. Nombre d’entre eux sont ensuite envoyés dans des prisons se trouvant à l’intérieur d’Israël, ce qui rend la plupart des visites familiales impossibles, faute pour les parents de pouvoir obtenir des permis d’entrée. Ce problème touche également les avocats palestiniens qui ne peuvent se déplacer en Israël.

La violation du droit à un procès équitable

Les juges des cours militaires sont des officiers des forces armées israéliennes, or la majorité des cas qui leurs sont soumis sont considérés comme des infractions commises contre l’armée ou l’Etat israélien. Le manque d’impartialité des juges, qu’il soit réel ou apparent, bafoue totalement les règles propres à un procès équitable et réduit à néant le principe de la présomption d’innocence. Les procès ont lieu en hébreux, et ne sont traduits que de manière informelle. A cela s’ajoute les restrictions imposées quant à la publicité des procès et des jugements, l’absence de traduction des documents dans la langue du défendeur et le manque d’information et d’accès aux documents et preuves qui pèsent contre l’accusé. Les avocats sont ainsi souvent contraints de travailler sans avoir une connaissance précise du dossier.

[Au sujet des violations du droit à un procès équitable, voir le rapport de Yesh Din précité et les comptes rendus de l’association Machsdom watch].

Il ressort également d’un rapport produit par l’association Addameer (Defending Palestinian Prisoners: A Report on the Status of Defense Lawyers in Israeli Courts, 2007) que les avocats de la défense, peu enclins à cautionner cette parodie de justice, hésitent à représenter des clients devant les cours militaires. Notons aussi que l’absence de garanties judiciaires conduit les accusés à plaider coupable quasi-systématiquement, afin d’éviter de longues périodes de détention et des procès durant lesquels ils auront très peu ou pas de possibilité de se défendre efficacement et qui se solderont inévitablement par une condamnation plus sévère.

La dualité de juridiction mise en place par Israël en Cisjordanie est bien plus qu’une séparation technique. Elle constitue une véritable institutionnalisation de la discrimination dans le processus judiciaire. Le droit auquel seuls les palestiniens sont soumis prévoit des sanctions disproportionnées et les procès ne permettent pas d’aboutir à des jugements objectifs et impartiaux. Les cours militaires, « bras judiciaire de l’occupation », se révèlent ainsi être un puissant outil de domination sur le peuple palestinien, et c’est bien là leur principale raison d’être.