Article: Hijab à l'école, une perspective européenne - Septembre 2013

Hijab à l’école : une perspective européenne

Par Me Coline Bellefleur

(Article publié initialement sur le journal en ligne Faits et Causes)

En plein débat sur le projet de Charte des valeurs québécoises, il est intéressant de se pencher sur le concept de laïcité tel qu’abordé par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), échelon judiciaire suprême des 47 États membres du Conseil de l’Europe. Le port du hijab (foulard cachant les cheveux et le cou tout en laissant le visage entièrement visible) dans les établissements d’enseignement, tant par les professeurs que par les élèves, a fait l’objet de plusieurs décisions ces dernières années.

Bien que la situation européenne diffère fortement de celle du Québec, pour toutes sortes de raisons sociohistoriques, la pente glissante empruntée par les partisans de la Charte des valeurs québécoises rejoint dangereusement le chemin pris par certains pays européens, avec tous les travers et excès qu’il comporte.

Des propos réducteurs tels que ceux qui ont été tenus récemment au Québec à l’égard des femmes voilées se retrouvent d’ailleurs dans les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, qui les cautionne au mépris de toute logique.

L’université turque et le hijab

En 2005, dans l’arrêt Layla Sahin c. Turquie, la Cour a validé l’interdiction du port du hijab à l’université, en Turquie. Ce faisant, elle porte littéralement aux nues le principe de laïcité, à l’égard duquel rien ne semble pouvoir résister. Tout en  reconnaissant que l’étudiante n’exerçait aucune pression ou prosélytisme, elle juge pourtant que la mesure prise au nom de la laïcité est justifiée. L’analyse de la proportionnalité et des conséquences néfastes d’une telle mesure est quasi-inexistante.

S’ensuit toute une série d’arguments sur la spécificité turque et sur la forme de pression que pourrait entrainer, contre les femmes qui ne portent pas le foulard, le fait de le présenter comme une obligation religieuse contraignante, au sein d’une population en majorité musulmane. La Cour décrète également que le foulard est une pratique discriminatoire, contraire à l’égalité des sexes, et rappelle qu’il n’y a pas de consensus européen en la matière (argument curieux lorsque l’on sait qu’au moment où elle rend sa décision, seuls la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Albanie interdisent le port du foulard à l’université, parmi les 47 pays membres du Conseil de l’Europe).

Le raisonnement de la majorité est sévèrement critiqué par la juge dissidente, Françoise Tulkens, qui rappelle que le simple fait que des paroles puissent choquer la population n’empêche pas un discours d’être protégé par la liberté d’expression. Par analogie, le fait que le port d’un signe religieux soit susceptible de déranger certaines personnes n’est pas en soi une raison pour l’interdire. Elle s’oppose également fermement à la signification donnée par la Cour au foulard, automatiquement associé à une discrimination envers les femmes et au fanatisme. Aucun argument ne venant étayer cette thèse, la juge déclare que la Cour n’a pas à porter une opinion unilatérale négative sur une pratique religieuse.

 

Interdiction totale de couvrir ses cheveux dans les écoles françaises

Les affaires concernant la France sont particulièrement illustratives du caractère intransigeant des mesures législatives adoptées et pourtant validées par la CEDH. En 2008, la Cour reconnait (dans Dogru c. France) que l’interdiction faite à une élève de 11 ans de porter le foulard durant le cours d’éducation physique est conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, car proportionnelle et justifiée par des mesures de sécurité et d’hygiène.

Cette interdiction a conduit à l’expulsion de la jeune fille, qui refusait d'enlever son foulard. Belgin Dogru a dû poursuivre sa scolarité par correspondance. La Cour estime que cela ne porte pas atteinte à son droit à l’éducation. À l’époque des faits, la France permettait encore le port du foulard à l’école pour les élèves, se contentant de le limiter au cas par cas pour des raisons particulières, telles que l’ordre public, la sécurité, etc.

En 2004, une loi française interdisant totalement le port de tout signe religieux ostentatoire dans les écoles publiques (sauf établissements d’enseignement supérieur) crée de nouveaux conflits qui se traduiront par plusieurs plaintes déposées devant la CEDH. Ces plaintes seront jugées irrecevables pour défaut manifeste de fondement. Il s’agissait pourtant de cas où les élèves proposaient de remplacer le foulard par un couvre-chef sans connotation religieuse.

La Cour choisit donc de leur tourner le dos, et aucune décision au fond ne sera rendue sur cette nouvelle loi de 2004 qui ne laisse aucune place aux compromis. Fin 2012, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a pourtant condamné la France pour l’exclusion d’un élève portant le turban sikh et lui a ordonné d’apporter des modifications à sa loi prohibant les signes religieux à l’école.

Hijab vs. crucifix par rapport à la neutralité de l’enseignement public

Concernant l’enseignement public, la Cour apparait pour le moins incohérente lorsque l’on compare sa décision autorisant les crucifix aux murs des écoles publiques en Italie (Lautsi c. Italie, 2011) et celle validant l’interdiction du port du foulard par une enseignante (Dalhab c. Suisse, 2001).

Dans cette dernière affaire, une professeure portant le hijab enseignait à des élèves âgés de 4 à 8 ans, en Suisse. La Cour a admis que l’enseignement dispensé était neutre, libre de tout prosélytisme et qu’il était « bien difficile d’apprécier l’impact d’un tel signe » sur des enfants de cet âge. Elle a néanmoins semblé se convaincre que l’interdire était la bonne solution puisque, quoi qu’il en soit, il est « difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves ».

Un tel discours, non fondé et réducteur, est particulièrement inquiétant.

L’affaire des crucifix en Italie avait d’abord été tranchée dans le même sens en 2009, jusqu’au renversement de la décision par la grande chambre de la Cour en mars 2011, autorisant alors leur présence dans les écoles publiques. Il s’agissait ici d’enfants âgés de 11 et 13 ans qui se plaignaient de la présence de crucifix dans leur école.

Comme dans Dahlab, la Cour déclare ne pas être à même d’évaluer l’impact d’un symbole religieux tel que le crucifix sur les enfants. Elle reconnait que sa présence « donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l’environnement scolaire », mais insiste sur le fait qu’il s’agit d’un symbole passif (d’aucuns se demanderont alors en quoi le hijab serait autre chose que passif, justement…). Elle ajoute que « la perception subjective de la requérante ne saurait à elle seule suffire à caractériser une violation (du droit à l’éducation) ». On ne peut que déplorer l’absence de raisonnement similaire dans les décisions relatives au foulard islamique, même s’il est vrai qu’en Italie, l’espace scolaire était également ouvert à d’autres religions.

L’incohérence de traitement n’en est que plus flagrante lorsque l’on prend en compte le fait que l’une de ces deux affaires met en jeu la liberté religieuse d’une personne. Comme le soulignent les juges Malinverni et Kalaydjieva dans l’affaire Lautsi (opinion dissidente) :

…la présence du crucifix dans les écoles est même de nature à porter plus gravement atteinte à la liberté religieuse et au droit à l’éducation des élèves que les signes vestimentaires religieux […] comme le voile islamique. Dans cette dernière hypothèse, l’enseignante peut en effet se prévaloir de sa propre liberté de religion, qui doit également être prise en compte, et que l’État doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en revanche invoquer un tel droit.

La marge d’appréciation des États comme bouclier

Les individus se retrouvent à la merci des positions étatiques en matière religieuse, puisque la Cour européenne des droits de l’homme, juridiction supranationale, refuse d’intervenir de manière proactive dans ce domaine. Elle invoque la marge d’appréciation des États, nécessaire afin de préserver la diversité existante au sein des États membres du Conseil de l’Europe.

L’étrange résultat, obtenu au moyen d’arguments contradictoires et d’une bonne dose d’idées préconçues, soit la validation de mesures interdisant le port du foulard islamique à l’école dans certains pays et l’autorisation de crucifix dans les établissements scolaires d’autres pays, laisse cependant perplexe.

Et le Québec dans tout ça ?

On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre les décisions précédemment évoquées et les propositions faites par le gouvernement québécois pour une future Charte des valeurs, qui viserait à empêcher le port de symboles religieux par les fonctionnaires, tout en maintenant la présence du crucifix à l’Assemblée nationale.

Il est regrettable que le concept de laïcité soit ainsi manipulé et utilisé pour légitimer un discours politique ethnocentrique et démagogue. Les mesures proposées ont ailleurs conduit à de grandes tensions sociales et à la ghettoïsation des minorités religieuses. Le Québec souhaite-t-il suivre un tel modèle?

Rappelons que l’année dernière, la Belgique, la France, les Pays-Bas, l’Espagne et la Suisse ont fait l’objet d’un rapport alarmant produit par Amnesty International concernant la discrimination subie par les musulmans sur le marché du travail et dans les écoles, en raison notamment de leur tenue vestimentaire ou autres signes distinctifs, les premières victimes étant, sans grande surprise, les femmes.

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